Les premiers jours, tout se passa bien.
Tu voulais résolument croire qu’il n’occuperait ta grotte de varech et de pierre que quelques temps.
Comment était-il venu là ?
Par quel vent avait-il été poussé ? Peu importait …
Tu te contentas d’éviter soigneusement le sentier qui menait à Crève- Cœur : tu risquais d’y rencontrer l’homme et, au fond, tu n’y tenais pas et tu tenais à croire au provisoire de la situation.
Peu, au village, connaissaient cette grotte.
Elle ouvrait sa fenêtre à flan de falaise, et ceux qui en savaient l’existence t’en avaient abandonné la jouissance, tant on connaissait ton goût pour la solitude et l’étrange.
Alors tu en avais fait ton antre.
Tu venais tous les jours passer là une heure ou deux, face à l’océan, la pipe aux lèvres. Tu écoutais battre les vagues. Tu prenais les messages du Temps.
Cela aurait pu continuer ainsi toujours. Mais ç’avait été compter sans lui.
Au début, l’homme se portait bien.
Il venait chaque semaine au village faire provision. Il choisissait soigneusement.
Il payait et repartait.
Toi, tu t’inquiétais pour ta grotte.
Tu pensais qu’après son départ, tu devrais la débarrasser des papiers gras, des boîtes de fer, des bouteilles brisées que l’homme n’aurait pas manqué d’y laisser traîner.
Tu avais peu de foi en l’espèce humaine.
Aussi en vins-tu à vouer à l’homme une haine viscérale. Bientôt on ne le vit plus ailleurs que sur la plage.
Toi, tu te disais qu’un tel gaillard aurait bien pu trouver du travail.
Un jour, tu t’approchas un peu plus près. Tu le trouvas considérablement amaigri.
Assis au soleil, il mangeait quelques coques et bernicles.
Tu ne compris pas ce qui te poussa à déposer à l’entrée de la grotte un gros pain rond et un pichet de ton vin.
Tu le fis.
C’est tout.
Tu surveillas de loin la réaction de l’homme.
Il sortit plusieurs fois de la grotte et scruta les alentours.
Ajustant tes jumelles, tu constatas que son visage exprimait la colère et l’offense.
Tes sentiments à son égard en furent ébranlés. C’est alors que la tempête fit rage.
Toi, tu te mis à rêver pour l’homme.
Tu irais demander à la mère Pointar si elle voulait de l’aide pour son jardin.
Ce n’était rien de demander.
Le père François n’aurait-il pas besoin de main-d’œuvre pour la maçonnerie ?
Même le curé saurait occuper un nouveau bedeau .
Tu rêvas ainsi pour lui le temps que durèrent le vent et les vagues. Tu faisais des projets.
Tu irais au devant de l’homme et tu lui dirais, tout fier : - « Voilà ! J’ai trouvé ça pour toi ! »
Quand la tempête se calma enfin, tu courus sur la plage, le cœur léger. La mer refluait.
Soudain, tu te pris la tête entre les mains. Ton cri affola les mouettes.
Tu tombas à genoux.
Tu te demandais pourquoi, oui, pourquoi c’était à toi de contempler, en premier, ce visage bleui, abîmé par les ressacs , pourquoi l’océan t’offrait , à toi, la primeur de ce cadavre ?