Le lieu de rencontre d’Anaïs s’est donc rajouté à mes activités. Pas trop souvent. Un trajet long dans chaque sens… mais surtout la crainte de briser ma vie. Je dois rester timide. Mes hommes trouvent que j’ai trop d’expérience, que je suis trop experte. Ils peinent à me suivre. Je mets trop d’érotisme dans nos relations, pas assez de féminité. Je les excite beaucoup, d’où quelques ennuis qui les rendent moins aptes à poursuivre nos échanges.
Je suis devenue une pro et plus vraiment une amie, une fille toute simple, comme on les aime.
Tout cela me crée bien des soucis. Je limite donc Anaïs à une environ fois par mois. Je ne veux pas être trop souvent absente, ni mentir à tout le monde. Je n’arrive même pas à dépenser l’argent que je gagne, faute à mon mari et aux copines. Je ne sais plus qu’en faire. Mickael trime pour rembourser les emprunts. J’ai honte d’en avoir autant. Je joue sur le bitcoin et autres bêtises. Je prends goût à la richesse. En plus, le sexe appelle le sexe. Je deviens une rapide, une exaltée… Je ne me reconnais plus.
Je ne veux pas vous ennuyer avec mes problèmes. Parlons plutôt d’un client qui m’a un peu excitée…
C’est un Italien, jeune, dans les 35 ans, brun, les cheveux mi-longs, soigneusement en bataille. Des yeux clairs. La fortune ne vient pas de lui. Il a toujours été dedans. Il est de ces grandes familles qui ont encore quelques moyens. Un certain niveau de vie, des maisons sur la côte, du personnel. Piscines, yacht, hors-bord. Pour résumer, ils sont à l’aise. Anaïs m’a dit que ce sont des industriels ayant pignon sur rue. Pas maffieux pour un sou…
Edition999 rencontre Alfred Anchetain pour "Queue d’eau"
Edition999 : Vous avez rédigé une nouvelle version du troisième épisode de votre « Belle de jour ». Qu’avez-vous changé ?
Alfred Anchetain : J’ai quasiment réécrit les trois derniers chapitres. Pour le premier, j’ai fait un texte plus dynamique, avec des dialogues plus vifs.
Edition999 : Vous vous êtes bien amusé, cela se sent.
Alfred Anchetain : J’ai conservé la trame, qui me convenait. Un bel Italien, marié bien évidemment, teste la résistance d’Agathe/Béryl à des caresses moussantes dans un bain pris à deux. La pauvre se lâche dans ses bras. Henri, l’ami qui lui a fait connaître Anaïs, découvre qu’elle y officie sous le nom d’Agathe. Un face à face qu’elle espérait depuis longtemps… Enfin Anaïs lui avoue des sentiments qui se révèlent partagés et les conduisent à des jeux approfondis.
Edition999 : Ce n’est plus tellement le film, ni le roman initial.
Alfred Anchetain : Kessel et Buñuel étaient restés très moralisateurs, ce qui n’est plus de notre époque. Nous prônons la libération de nos forces profondes. J’ai exploité cette idée… au lit, avec une fille vraiment tonique.
Edition999 : Vous faites d’Anaïs une homo, tout comme Béryl.
Alfred Anchetain : Pas du tout. Les femmes, plus que les hommes, sont des tactiles. Les relations entre elles n’impliquant pas de pénétration, elles restent dans le peau-à-peau. Elles en viennent à des jeux, qui se terminent au lit, sans qu’il y ait d’engagement – ni même d’amour exclusif. Elles partagent une intimité.
Edition999 : Anaïs a changé du tout au tout, par rapport au film et au roman.
Alfred Anchetain : Ils décrivaient une Anaïs plutôt terne. J’en ai fait une très belle femme. Elle voit en Agathe (le pseudo de Béryl) ce qu’elle était avec 15 ans de moins. Elles sont très attirées l’une par l’autre, mais n’osaient pas se l’avouer. Une histoire de robes un peu ouvertes les amène à plus de franchise. J’aime beaucoup voir les femmes prendre du plaisir ensemble.
Edition999 : Vous dites qu’il n’y a pas de pénétration, mais Anaïs utilise des accessoires érotiques.
Alfred Anchetain : Je ne voulais pas être trop prude dans mon histoire. C’est une manière de les introduire. Et de révéler le sadisme (contenu) d’Anaïs à l’égard de Béryl. C’est une femme blessée, au lourd passé, qui lui en veut d’une vie trop facile. On comprend son allure hautaine, son ambition, son goût du paraître et de l’argent.
Edition999 : Vous racontez une vraie histoire.
Alfred Anchetain : L’érotisme est le moteur. D’Anaïs, je fais un vrai personnage, aux allures de grande bourgeoise, vernis qui cache une « bête sauvage ». Le policier avait d’ailleurs filé doux.
Edition999 : Des êtres forts.
Alfred Anchetain : Absolument. On le verra encore mieux dans les épisodes qui vont suivre, après l’accident du mari, Mickael. J’ai repris l’idée de Kessel et Buñuel. Il va déclencher une cascade de bouleversements, Béryl va se trouver au milieu de requins, qu’elle devra vaincre. Le présent texte est le dernier « à l’eau de rose ». Après, ce sera plutôt « Dallas »… au lit !
Edition999 : L’eau de rose, c’est vous qui le dites. Votre Italien, au premier chapitre de votre épisode, est plutôt vif.
Alfred Anchetain : Dans la Maison close, on faisait tout ce qui n’était pas possible dehors. Cet homme est marié, il profite du statut de « pute » : elle ne peut rien lui refuser. Il la caresse outrageusement. La pauvre est débordée, elle a un orgasme dans ses bras.
Edition999 : La pauvre, en effet. Mais elle a de la ressource.
Alfred Anchetain : Elle est jeune, elle vient chez Anaïs parce qu’elle est « en manque ». Mais, au lit, les choses avec l’Italien sont relativement classiques. Sauf que cet homme a souvent besoin de remontants.
Edition999 : Vous appréciez les « ristretto ».
Alfred Anchetain : Le café a une grande place dans mon lieu de rencontre, le thé aussi. Je suis grand amateur. C’est une manière de créer des ruptures, ils ont quatre heures à passer ensemble.
Edition999 : On se lave beaucoup aussi.
Alfred Anchetain : Ne vous plaignez pas. Vous avez une superbe femme en face de vous et vous disposez d’une douchette Vous pouvez l’arroser partout, sauf la tête (et les cheveux). Pas foncièrement désagréable.
Edition999 : Et le second chapitre, avec Henri, l’ami que Béryl rencontre par hasard ?
Alfred Anchetain : Cet épisode est raconté par Joseph Kessel dans son roman « Belle de Jour ». Son héroïne fuit. Pur désastre ! Avec Buñuel, Henri refuse de coucher avec elle. Intérêt nul. C’est un bel homme de 35 ans. Pour un psychiatre comme moi, il a une raison pour dépenser son argent auprès de ces dames ; on cherche le handicap. Béryl le découvre et le guérit… par la méthode Master et Johnson, qui marche très bien.
Edition999 : Petite remarque. Votre vocabulaire est assez pauvre et la syntaxe simpliste.
Alfred Anchetain : Ce texte est écrit par une fille de 25 ans, très belle, très intelligente, très énergique, mais qui manque de culture. Je me suis interrogé : est-ce que je fais « mieux », en termes d’écriture ? Non, cela ne colle pas au personnage. Dans mon recueil « Enlève le haut ; pour le bas, j’arrive », j’avais varié les styles, depuis l’intello jusqu’à la quasi-débile au vocabulaire de 500 mots.
Edition999 : Un vrai travail d’adaptation. Au lit, ceci ne la gêne pas trop !